En racontant dans le détail l'histoire de la Bintinais, c'est le territoire qu'on raconte, à travers l'exemple de cette ferme unique dans ses dimensions et l'importance de ses productions, mais emblématique du point de vue social et culturel.
Chacun, en découvrant l’ensemble des bâtiments avec leur disposition sur une cour presque fermée, est surpris par l’ampleur du lieu, à tel point que certains s’étonnent du choix d’une si grosse ferme pour illustrer la vie rurale du pays de Rennes. N’existait-il pas de petites fermes plus représentatives de la « moyenne » ?
Les aristocrates au Moyen-âge puis les bourgeois à partir du 16e siècle ont constitué les plus belles propriétés aux portes de l’agglomération. Ainsi, une majorité de grandes fermes occupaient la ceinture rennaise, et ce, jusqu’à l’extension rapide de la ville au cours du 20e siècle et leur démolition presque systématique pour l’aménagement de nouveaux quartiers. Cette ferme de 62 hectares, quand les deux exploitations (Petite et Grande Bintinais) étaient réunies, a donc bien existé. La majeure partie de ses terres étant situées sur la commune de Rennes, il faut la rapprocher des autres fermes, une bonne dizaine, qui comptaient plus de 30 hectares comme le Boëdrier, Bréquigny, la Motte-au-Chancelier, etc. Par cette appartenance, par l’origine locale – à une exception près – de ceux qui en ont été les fermiers, par les productions qui ont été les siennes et sa pratique de la polyculture-élevage, la Bintinais est tout aussi représentative qu’une exploitation de 6 ou 7 hectares. La Bintinais était en haut de l’échelle, mais bien sur la même échelle. C’est en regard de cette situation que nous retracerons l’histoire de l’exploitation. Nous découperons cette histoire en trois périodes.
Pour ce qui est antérieur à l’Ancien Régime, les documents ne sont pas assez nombreux et les études sur l’agriculture dans le pays de Rennes à cette époque sont pratiquement inexistantes. Il faut prendre son parti de ne pas savoir quelle était la surface des terres dont les Bouinas et autres Troussier étaient preneurs. Des noms de parcelles témoignent, souvent longtemps après, des premiers travaux de défrichement effectués durant le Moyen Âge : « la grande pièce de la forêt », « le pré de la forêt », « le pré neuf ». Puis, deux certitudes : en 1682, la séparation en deux exploitations est attestée et en 1732 la prairie de Saint-Donatien est achetée, donnant sans doute à la Bintinais sa forme définitive.
L’exploitation tire une particularité de sa situation « en ville » : l’usage sans doute beaucoup plus précoce que dans d’autres secteurs des engrais, ces « curures », déjections animales et humaines dont le fermier a obligation de décharger plusieurs fois par an ce qui est aujourd’hui le boulevard de la Liberté. Un travail peu agréable certes, mais qui constitue un bel avantage pour les cultures. Il est difficile cependant de dire à partir de quand cette particularité devient un avantage pour produire mieux et plus. Est-ce dès le 17e siècle ou dans la seconde moitié du 18e ?
Deux états des lieux dressés en 1683 et en 1717 laissent une mauvaise impression : une partie des bâtiments menace ruine ; des arbres fruitiers manquent dans les champs et les revenus ont diminué. Vingt ans plus tard, l’importance donnée à l’entretien des « semis ou pépinière de toutes sortes d’arbres » (pêchers, abricotiers), à la « vigne contre la grange » et aux légumes (avec mention d’asperges et d’artichauts) dans le bail de 1736 donne une toute autre image : l’exploitation va mieux et l’on se surprend à rêver aux jolies couleurs des fruits en espalier le long des murs les mieux exposés de la Bintinais.
Combien d’animaux ? Le bail de 1625 mentionne l’obligation de nourrir quatre veaux et six pourceaux par an. Comment étaient organisés les assolements ? La jachère, cette pratique consistant à laisser une parcelle au repos une année sur deux, ou plus, ne fut-elle pas abandonnée plus tôt ici qu’ailleurs ? La vigne encore présente en 1736 n’était-elle pas une culture résiduelle ? Beaucoup de questions demeurent sans réponse.
Siècle majeur parce que la Bintinais va asseoir sa réputation parmi les plus grandes fermes de Rennes, sinon du département, avec ses deux productions majeures, le lait et le cidre, et une production d’accompagnement, les légumes. Ce parcours n’est pas sans à-coups : en septembre 1935, le fermier d’alors, Auguste Selbert, accablé de dettes, est contraint à la vente. Des évolutions se produisent. Elles concernent les hommes – à partir des années 1920, le nombre de personnes travaillant sur l’exploitation ne va plus cesser de diminuer – mais aussi les paysages : en 1935, le nouvel exploitant, Alexandre Trochet, abat plus de deux kilomètres de haies pour agrandir les parcelles.
Les atouts de la Bintinais durant ce siècle sont évidents. Outre la stabilité des propriétaires et des fermiers, les deux exploitations ont des terres bien groupées et une superficie au-dessus de la moyenne : plus de 19 hectares pour la Petite Bintinais et plus de 43 hectares pour la Grande. Après la réunion en une seule exploitation en septembre 1897, cela fait plus de 62 hectares, soit dix fois la taille moyenne des fermes d’Ille-et-Vilaine. Dès le milieu du 19e siècle et peut-être même avant, les pratiques culturales changent : aux côtés des céréales, les plantes sarclées (betteraves, choux) et les légumineuses fourragères (trèfle, luzerne) se font leur place. Dans le bail de 1909, navets, trèfle incarnat, choux, betteraves peuvent occuper jusqu’à 10 hectares. Amendements et engrais (fumier, guano, noir animal) jouent leur rôle dans ces changements.
La présence d’une main-d’œuvre importante rend moins impérative l’introduction de nouveaux outils, de nouveaux matériels. Pourtant, le début du siècle marque un renforcement sensible des moyens : aux deux charrues ordinaires, s’ajoute une charrue brabant ; au rouleau de bois, un rouleau de fonte, etc. Plus marquant est l’achat, du temps de Joseph Guilloret, d’une batteuse à grand travail ou mieux, en 1935, d’un tracteur Fordson par Alexandre Trochet. Depuis des générations, on appréciait au nombre de chevaux – six à la Bintinais en 1903 – l’importance d’une ferme.
L’accession d’Albert Trochet à la tête de l’exploitation en 1951 s’inscrit dans la continuité et pourtant, en quelques années, tout va changer. La taille de l’exploitation va être ramenée à 33 hectares, puis à 16 hectares dans les années 1980. La demande de terrains à bâtir, la croissance de la ville, la volonté des propriétaires sont autant d’explications qui se croisent.
Tout change aussi dans les productions. Vin et bière chassent le cidre des cafés et des tables. Pour des raisons sanitaires, la distribution du lait – et donc la production – ne se fait plus de la même manière. En 1960, près de 70 % du lait produit était utilisé ou commercialisé directement par les producteurs. Dix ans plus tard, 80 % du lait est collecté à la ferme par des camions-citernes. Plus de carriole avec des bidons de lait, plus de légumes ! Albert Trochet passe de la production de porcs dans les années 1960 à la production de viande bovine dans les années 1970. Et en 1982, le dernier exploitant de la Bintinais prend sa retraite.